L’utopie nazie

Paru en février, le livre de Frédéric Rouvillois, Crime et utopie, démontre de manière très convaincante que le nazisme se concevait comme une utopie.

Dans sa réflexion sur le totalitarisme, Jean-François Revel avait distingué le communisme et le nazisme en insistant sur le fait que le premier, contrairement au second, était « médiatisé par l’utopie ». Tandis que le national-socialisme hitlérien était un totalitarisme « direct », le marxisme-léninisme, lui, passait par l’utopie pour accomplir son œuvre funeste. Le nazisme annonçait d’emblée son programme raciste et totalitaire ; le communisme affichait le contraire de ce qu’il allait faire. C’est cette distinction que rend caduque le livre — passionnant — de Frédéric Rouvillois. En effet, dans Crime et utopie. Nouvelle enquête sur le nazisme*, l’auteur met en évidence la dimension utopique du national-socialisme, c’est-à-dire sa volonté de construire une cité idéale, parfaite, où l’homme nouveau vivrait en parfaite harmonie avec lui-même et son environnement.

« Le meurtre : un des aboutissements logiques de l’utopie »

La démonstration de Frédéric Rouvillois se structure en trois parties. Après avoir mis en évidence les racines utopiques du national-socialisme — les « racines du mal » — dans les modèles du passé tels que Sparte, l’Atlantide ou la République de Platon, ainsi que dans des expériences utopiques réalisées au XIXe siècle un peu partout dans le monde, l’auteur s’intéresse au projet nazi.

Ce projet se caractérise par une triple ambition : maîtriser la nature, reconstruire le paradis et maîtriser l’histoire. Comme exemples de la première, Frédéric Rouvillois cite le développement des autoroutes, les Lebensborn d’Himmler, les Zuchtwart, ces « gardes de sélection » chargés de veiller à ce qu’aucun élément indésirable ne vienne contaminer le sang allemand, ou encore la lutte acharnée des nazis contre le tabagisme et la consommation de viande. L’utopie veut tout réglementer. La reconstruction du paradis passe par le quadrillage extrême de la population et l’instauration du bonheur grâce à la glorification du travail — « Arbeit macht frei » est-il écrit au-dessus du portail d’Auschwitz, « le travail rend libre » —, l’organisation minutieuse des loisirs et l’organisation de grandes fêtes destinées à développer le sentiment d’appartenance à la communauté du peuple. Enfin, la maîtrise de l’histoire se traduit par le souhait de rompre avec un présent décadent : l’utopie est révolutionnaire. De fait, le national-socialisme s’est conçu comme une révolution, une rupture censée déboucher sur une « ère nouvelle ». L’avènement de l’homme nouveau marquera l’accomplissement de la « révolution national-socialiste » selon les mots d’Hitler. Pensons aussi au « Reich de mille ans » dont la caractéristique utopique est évidente car elle marque une récusation du temps.

Dans sa troisième partie, Frédéric Rouvillois examine « l’ordre des moyens » qui ont été mis en œuvre pour réaliser le paradis terrestre. C’est d’abord un État total, c’est-à-dire totalitaire : omnipotent et omniprésent, se mêlant de tous les aspects de la vie, ne laissant rien en dehors de son contrôle. En somme, comme dans tout totalitarisme qui se respecte — et comme dans toute utopie —, la frontière entre sphères privée et publique est abolie. L’individu n’est plus rien. C’est ensuite la mise au pas — Gleichschaltung en allemand — qui se traduit, par exemple, dans l’unification et l’homogénéisation des structures et de la culture. Enfin, parce que le nazisme est une utopie et que la fin justifie les moyens, les nazis s’attachent à éliminer les obstacles : les races jugées inférieures, réduites en esclavage, les handicapés, et, bien sûr, les Juifs : « non seulement le meurtre, écrit l’auteur, n’est-il pas incompatible avec l’utopie, mais il représente l’un de ses aboutissements logiques ».

Le nazisme, nouvelle religion

Crime et utopie, au-delà de sa thèse centrale — le nazisme fut une utopie —, est intéressant sur quatre points. Le premier est que la conception du national-socialisme comme utopie autorise, une nouvelle fois, la comparaison avec le communisme. [1] À l’instar du communisme, le nazisme se voulait révolutionnaire : ainsi, Ernst Huber, un constitutionnaliste, écrit que « la conquête du pouvoir par le mouvement national-socialiste a été une véritable révolution » ; Gœbbels, le ministre de la Propagande d’Hitler, déclare quant à lui que « c’est la plus grande révolution intellectuelle et politique de tous les siècles qui s’est produite ». De même, comme l’utopie marxiste-léniniste visait à mettre fin à l’histoire grâce à l’avènement de la société sans classes, les nazis avaient un objectif similaire en créant la société sans races, où « l’existence [serait] fixée dans son état biologique ultime » écrit Frédéric Rouvillois. L’élimination de l’aristocratie allemande fait écho à la guerre exterminatrice de Staline contre les koulaks. Une fois la cité parfaite créée, le nazisme, comme le communisme, auront un effet apaisant car toutes les imperfections — races inférieures, intérêts égoïstes, classes, exploitation, complots des Juifs… — auront disparu. Relisons Hitler : « L’homme qui méconnaît les lois de la race et qui les méprise se prive vraiment du bonheur qui lui est destiné. Il empêche la marche victorieuse de la meilleure race et aussi, de ce fait, la condition préalable de tout progrès humain. »[2]

Ensuite, le livre de Frédéric Rouvillois montre que le socialisme a influencé, dans une certaine mesure, le mouvement d’Hitler. L’idée selon laquelle le nazisme serait une forme de socialisme avait déjà été exprimée dans le livre de Fabrice Bouthillon, Nazisme et révolution, dont nous avons fait le compte-rendu en 2011. Ainsi, Frédéric Rouvillois évoque « la Winterhilfe, l’œuvre des secours d’hiver, qui imagine des moyens fleurant bon le socialisme » comme l’institution du plat unique certains jours par exemple, où toutes des personnes de toutes les couches sociales prennent en commun un repas frugal. Le nazi Alfred Rosenberg écrivait : « Un acte socialiste […] peut […] signifier un renforcement de la personnalité, une libération de beaucoup de forces individuelles, si cette libération entraîne un renforcement de la communauté. » Enfin, la volonté des nazis de rendre le travail le plus agréable possible, en travaillant sur l’esthétique des usines par exemple, illustre leur aspiration à « réaliser le socialisme véritable » écrit Frédéric Rouvillois.

Enfin, et comme Fabrice Bouthillon l’avait déjà fait, Crime et utopie insiste sur la nature religieuse du nazisme — un trait qui en fait encore une utopie. Le nazisme est une utopie car c’est une « religion laïcisée ». Hitler a déclaré à Hermann Rauschning : « À présent, nous sommes nous aussi une église. » Le nazisme exige des foules une adhésion totale au programme de fondation de la cité idéale, autrement dit créer une véritable foi. Frédéric Rouvillois multiplie les exemples illustrant la nature religieuse du nazisme et cite, entre autres, le projet de Rosenberg conçu pendant la guerre pour édifier l’Église nationale du Reich. Sans parler des citations du Führer dans lesquelles celui-ci se présente comme un prophète, citations déjà mises en avant par Fabrice Bouthillon dans son livre.

Comme toute utopie, le nazisme fut un enfer pavé de bonnes intentions

Enfin, à la lecture de l’ouvrage, le caractère intrinsèquement totalitaire de l’utopie saute aux yeux. Ce n’est pas seulement l’utopie national-socialiste qui fut criminelle, mais c’est l’utopie elle-même qui l’est. Finalement, peu importe le contenu de l’utopie. Dans son ambition de créer et de maintenir le paradis sur terre, tout est permis à l’utopiste : la surveillance, la délation, l’élimination des opposants, etc. … Nous avons déjà esquissé sur ce blog, à plusieurs occasions, le danger mortel auquel on s’expose lorsque l’on souhaite créer le monde parfait, notamment dans notre article comparant l’affaire Jean-Claude Romand et le communisme (Quand l’utopie se fait tragédie) et dans celui consacré au rapport entre révolution et démocratie. C’est au nom du bien que l’on accomplit le mal. Les nazis ont exterminé les Juifs par amour et la politique eugéniste qu’ils ont menée constituait, selon les propres mots d’Hitler, « l’acte le plus humanitaire, lorsqu’il est appliqué méthodiquement, que l’on puisse accomplir vis-à-vis de l’humanité ». On connaît le fameux adage : « L’enfer est pavé de bonnes intentions ». Le nazisme en fut un exemple particulièrement monstrueux.

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* ROUVILLOIS, Frédéric, Crime et utopie. Une nouvelle enquête sur le nazisme, Paris, Flammarion, 2014, 359 pages.

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[1] Une histoire de l’URSS publiée en 1982 et écrite par Michel Heller et Aleksandr Nekrich s’intitulait L’Utopie au pouvoir.

[2] Cité par Rémi Brague, dans Le Point du 27 février 2014, n° 2163, p. 118.

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