Le nazisme : un « centrisme » ?

Le livre de Fabrice Bouthillon, Nazisme et révolution*, défend une thèse tout entière contenue dans sa première phrase : « Le nazisme a été la réponse de l’histoire allemande à la question que lui avait posée la Révolution française. » En clair, pour mettre un terme à la division Gauche/Droite opérée par 1789, Hitler a inventé un « centrisme », combinant une valeur de Droite, le nationalisme, et une valeur de Gauche, le socialisme : le mouvement s’est appelé national-socialisme. La thèse est discutable mais l’apport de cet ouvrage à la réflexion sur le totalitarisme est particulièrement intéressant dans la mesure où il met bien en évidence la dimension religieuse du nazisme.

Nazisme et révolution a été publié en janvier dernier. Cet essai historico-philosophique défend une thèse appelée à faire débat, voire polémique : le nazisme n’aurait été ni de droite, ni de gauche, mais un « centrisme » combinant une valeur de droite, le nationalisme, et une valeur de gauche, le socialisme. Et pour le comprendre, il faut remonter à la Révolution française. C’est en effet 1789 qui a séparé la Droite et la Gauche. Le nazisme aurait été la réponse de l’histoire allemande à la question – à la division, même, entre Droite et Gauche – soulevée par la Révolution – c’est la première phrase de l’ouvrage.

Le double échec des révolutionnaires

Au passage, Fabrice Bouthillon donne une définition pas seulement politique de la Droite et de la Gauche, mais également philosophique en rappelant que c’est la Grèce antique qui a distingué la Raison et le corps, l’Universel et le local, qui sont les deux constituants du genre humain. Cette opposition se traduit, chez Fichte, par celle qu’il fait entre culture – féconde, innovante, originale – et civilisation – stérile, incapable de renouvellement – que l’on retrouve dans toute la pensée allemande, notamment chez Spengler et… Hitler, nous le verrons plus loin.

Donc, à l’origine, la Révolution française. Qu’est-ce qu’une révolution nous dit l’auteur ? C’est « ce qui se passe quand, au sein d’un corps politique, des membres de celui-ci déclarent aboli le pacte qui, en le fondant, les unissait aussi entre eux et aux autres, afin de reconstituer la société ainsi dissoute, au moyen d’un nouveau contrat social, négocié, en toute égalité et liberté par les individus de la sorte émancipés ». C’est ce qui s’est déroulé en France en 1789 et a provoqué l’apparition de la Droite, hostile au changement et souhaitant revenir à l’Ancien Régime, et de la Gauche, aspirant à créer un nouveau contrat social. En Allemagne, l’apparition de la Droite et de la Gauche s’est faite en 1806 avec la dissolution du Saint-Empire romain germanique. Fabrice Bouthillon souligne le double échec auquel est vouée toute révolution. D’une part, l’entreprise révolutionnaire suppose que les hommes puissent fonder l’humanité – ce qui est impossible, par définition : l’homme à l’état de nature, cela n’existe pas, car sa nature, c’est la société. D’autre part, il est impossible de faire l’unanimité car les partisans de l’ordre ancien ne seront jamais enclins à accepter la disparition du régime dans lequel ils avaient tous les avantages. D’où la division entre Droite et Gauche.

Mais comme la Droite et la Gauche sont des formes particulières qu’ont prises les deux constituants du genre humain identifiés par la philosophie grecque antique, sitôt leur séparation faite, la nécessité de les réunir se fait également immédiatement sentir. Et toute l’histoire européenne – et donc aussi celle de l’Allemagne – est l’histoire d’une succession de tentatives pour réunir Gauche et Droite. Fabrice Bouthillon appelle ces tentatives des « centrismes ». Il en distingue deux sortes : le centrisme par « soustraction des extrêmes » (en France, par exemple, l’orléanisme) ; et le centrisme par « addition des extrêmes » (comme le bonapartisme qui combine extrême gauche et extrême droite). L’Allemagne, à partir de 1806, a connu plusieurs centrismes. C’est à celui de Bismarck que Fabrice Bouthillon s’intéresse dans son deuxième chapitre. En effet, Bismarck a élaboré un centrisme par soustraction des extrêmes, combinant Droite et Gauche – pouvoir autoritaire et Etat social – mais qui ne donna totale satisfaction ni à l’une ni à l’autre. Le renvoi de Bismarck en 1890 rouvre la brèche ouverte par la Révolution française.

Le troisième chapitre étudie le tournant qu’a représenté la Première Guerre mondiale. En effet, l’Union sacrée, en Allemagne, ressoude la Droite et la Gauche. En effet, les mots mêmes composant l’expression sont révélateurs : Union renvoie enfin à l’unanimité voulue par les révolutionnaires (donc par la Gauche) au moment d’élaborer le nouveau pacte social ; sacrée possède une dimension surhumaine qu’avait bien vu la Droite dans la mesure où il n’appartient pas aux hommes de fonder l’Humanité : il aurait fallu alors un Dieu, ou une puissance supérieure aux hommes en tout cas. En 1914, c’est l’identité, le sentiment d’appartenance à la nation allemande qui sert de ciment.

L’ennui, c’est que quatre ans plus tard, l’Allemagne connaît la défaite. L’Union sacrée n’existe donc plus, et Droite et Gauche se séparent de nouveau. Dès lors, en Allemagne comme dans les autres pays, à l’exception de la France, qui a gagné le conflit, se succèdent les différents centrismes avec une nouvelle forme de centrisme par addition des extrêmes : le totalitarisme – qu’il soit fasciste, communiste ou nazi. En Allemagne, la République de Weimar est un centrisme par exclusion – à l’image de ce que voulait le chancelier Heinrich Brüning, qui est l’objet du chapitre quatre – et le nazisme, un centrisme par addition.

Hitler s’identifie à Marx

Les trois derniers chapitres sont les plus passionnants du livre. Chacun s’appuie sur un texte d’Adolf Hitler. Le cinquième et le sixième concernent deux extraits de Mein Kampf. Le septième, le testament politique d’Adolf Hitler [1].

Le premier texte que Fabrice Bouthillon étudie est un passage de Mein Kampf relatant la réunion politique du NSDAP – le parti nazi – le 24 février 1920. Des communistes et des socialistes sont présents. Le début de la réunion est marqué par la pagaille, les bagarres entre militants nazis et leurs opposants. Puis, au fur et à mesure, le calme revient jusqu’à ce que toutes les personnes présentes, unanimes, approuvent le programme d’Hitler. En clair, ce texte montre comment Hitler parvient à refonder l’unité. Car la salle de réunion est finalement un microcosme où se retrouve le macrocosme de l’Allemagne : un ensemble de deux courants, Droite et Gauche, et dont l’unanimité finale annonce le règne à venir du national-socialisme qui refondera le corps politique dans tout le pays.

Mais Fabrice Bouthillon décèle aussi dans le texte d’Adolf Hitler un aspect religieux au nazisme. En effet, lors de cette réunion, Hitler parvient à réunir l’assistance, à faire fusionner les deux tendances, Gauche et Droite, présentes. Or, en latin, réunir se dit religare. Et le mot religion est issu de ce mot : la religion nationale-socialiste vise donc à réunir tous les Allemands, la Droite et la Gauche, dans un corps politique uni. Dans le texte, Hitler écrit d’ailleurs : « j’avais devant moi une salle pleine d’hommes, unis par […] nouvelle foi. »

Le deuxième texte que Fabrice Bouthillon analyse (chapitre six) est lui aussi extrait de Mein Kampf. Dans ce texte également, Hitler opère une fusion entre Droite et Gauche à travers la notion de Herrenvolk, qui est traduit, dans la traduction de Mon Combat en 1934, par « maître-peuple » : le premier mot appartient au vocabulaire de la Droite, le second à celui de la Gauche. Par ailleurs, Hitler parle aussi de Marx. Et il s’identifie à lui tout en exprimant sa haine vis-à-vis de lui : une autre manière de fusionner Droite et Gauche. Ce chapitre contient des analyses percutantes du texte qui montrent aussi la dimension religieuse du nazisme.

Le sacrifice d’Hitler

L’auteur analyse enfin le testament politique d’Hitler. Là encore, les analyses qu’il en tire sont très fines. Ce testament vise en fait à assurer la survie du nazisme par deux volets, l’un diplomatique, l’autre théologique.

Le premier volet, pour résumer, consiste avec la mort d’Hitler, à permettre au nouveau gouvernement nazi de négocier avec l’un ou l’autre des Alliés ligués contre l’Allemagne – car c’est la personne même du Führer qui constituait le seul ciment d’une coalition hétéroclite regroupant une dictature socialiste, l’URSS, et des démocraties capitalistes, Etats-Unis, Grande-Bretagne et France. Mais cet échec rouvre la division de l’Allemagne entre Droite et Gauche – division très matérielle avec le rideau de fer qui sépare la RFA de la RDA, l’Allemagne socialiste de l’Allemagne capitaliste, le camp occidental et le camp communiste.

Le second volet consiste à utiliser la mort d’Hitler pour faire du nazisme un mouvement religieux. D’abord, Hitler se présente comme un être exceptionnel dont le sacrifice opère un mécanisme religieux car c’est de la violence que sort le sacré. Par le sacrifice, la mémoire de la victime s’éternise : dans son testament, Hitler écrit d’ailleurs à propos des membres du gouvernement qu’il nomme : « j’espère que mon esprit restera parmi eux et les accompagnera toujours. » Par ailleurs, Hitler dépeint sa vie comme celle du Christ : il a souffert pour sauver le peuple allemand. Le parallèle va jusqu’au sort même du cadavre du Führer. En effet, celui-ci avait ordonné qu’on brûle son corps. À l’image du tombeau du Christ découvert vide, le bunker aussi, à l’arrivée des Soviétiques, était vide. En signe de résurrection.

Cette tentative pour transformer le nazisme en religion a été un échec. En 1989, quand tombe le mur de Berlin, c’est la réunification de l’Allemagne qui s’opère, mais une réunification de la Droite et de la Gauche sans le national-socialisme.

Le nazisme : un socialisme ?

En affirmant que le nazisme est un centrisme par « addition des extrêmes », Fabrice Bouthillon en fait une forme de nationalisme bien sûr, ce qui ne choquera personne, mais également une variante de socialisme. Il n’est pas le premier à le faire. Hayek en 1944, dans sa Route de la servitude, avait déjà consacré un chapitre aux « racines socialistes du nazisme ». En 1999, était publié en France le livre de George Watson sur La littérature oubliée du socialisme dans lequel il faisait d’Hitler un socialiste. Enfin, en 2005, le livre d’Aly Götz, Comment Hitler a acheté les Allemands, montrait que la persécution des Juifs et la guerre avaient pu maintenir le niveau de vie des Allemands et financer tout un système de protection sociale.

Le nazisme était-il donc socialiste ? Le socialisme se définit par la suppression de la propriété privée des facteurs de production et d’échange et une organisation collective (par l’Etat ou une autre institution) de ces facteurs. L’Allemagne nazie n’a pas nationalisé ses instruments de production. En revanche, son économie dirigée était centralisée pour la bonne raison que c’était une économie tournée vers l’effort de guerre. De plus, cette mobilisation de toute la société vers un but commun – la victoire de l’Allemagne, la suprématie de la race aryenne – fait bien du national-socialisme une forme de collectivisme, un collectivisme politique, c’est-à-dire une organisation politique dans laquelle l’individu n’est rien, englobé par un tout qui le dépasse – la race – et auquel il doit se soumettre – ou duquel il doit être éliminé : c’est le cas des Juifs, des malades mentaux, des handicapés, des homosexuels. Si l’on veut vraiment identifier un élément socialiste dans le nazisme, ce serait donc son anti-individualisme.

Le totalitarisme comme religion

Venons-en à la thèse centrale de l’auteur : le nazisme aurait été un centrisme refermant la fracture entre la Droite et la Gauche ouverte par la Révolution française. La définition qu’il donne du processus révolutionnaire est juste. Mais l’apparition de la Droite et de la Gauche, c’est aussi l’apparition de la démocratie, la possibilité pour les citoyens de choisir, dans les urnes, entre Droite et Gauche. Dans toutes les démocraties aujourd’hui il existe une majorité et une opposition. Par ailleurs, la Révolution française a été fondamentalement libérale comme en témoigne la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui énonce les droits naturels des individus : le libéralisme est un individualisme – au sens noble du mot. Ainsi, l’histoire des régimes politiques au XIXe siècle est peut-être celle d’une succession de centrismes mais aussi, et donc, du degré d’adhésion aux principes de la Révolution, c’est-à-dire aux principes du libéralisme.

Or, le totalitarisme, qu’il soit fasciste, communiste ou nazi, est, par nature, antilibéral – car anti-individualiste. Comme Fabrice Bouthillon l’affirme il veut donc bien détruire ce qu’a fait 1789. Mais ce n’est pas un « centrisme » au sens où il prétend reconstituer quelque chose de défait (la fusion Droite-Gauche). Au contraire, le phénomène totalitaire se conçoit, lui aussi, comme une révolution dans la mesure où il entend renverser l’ordre établi, en faire table rase et créer un ordre refait à neuf : ce qui explique que la société soit tout entière soumise à l’Etat – Raymond Aron définit le totalitarisme comme étant l’absorption de la société par l’Etat.  C’est la volonté de créer un « homme nouveau » qui caractérise le totalitarisme. Le nazisme et le communisme sont des philosophies de l’histoire : la lutte des races d’un côté, la lutte des classes de l’autre. Et au nom de ce sens de l’Histoire, les dirigeants totalitaires prétendent exterminer ceux qui sont appelés à être vaincus par l’histoire (les Juifs ou les « bourgeois »). En conséquence, ceux qui s’opposent à ce processus sont contre le sens de l’histoire et sont donc dans l’erreur et doivent donc être rééduqués ou éliminés eux aussi. C’est ainsi que fonctionne le totalitarisme pour élaborer la société nouvelle et l’homme nouveau.

L’apport du livre de Fabrice Bouthillon est beaucoup plus intéressant lorsqu’il met en évidence la dimension religieuse du nazisme. En particulier dans le chapitre six, Hitler assimile Marx à un « prophète ». Or, Hitler accuse Marx, dans le texte étudié dans ce chapitre, des crimes qu’il va lui-même commettre, en particulier le génocide des Juifs. Ainsi est évoquée dans Mein Kampf la mort juive par le gaz. Et Hitler, rappelle Fabrice Bouthillon grâce à de multiples citations, s’est toujours présenté comme un prophète en ce qui concerne l’extermination des Juifs.

Dans L’opium des intellectuels [2], Raymond Aron montre que le marxisme se présente comme une religion : le prolétariat comme classe élue, Marx son prophète, l’idolâtrie de l’Histoire et le salut de l’humanité par la victoire finale du prolétariat. En tant que philosophie de l’histoire, il est une « théologie sécularisée » dit-il. Quant au fascisme, l’historien italien Emilio Gentile a publié un livre intitulé La religion fasciste. Le totalitarisme italien a fait de Mussolini un dieu et tenté d’agir sur les croyances et la foi des individus pour créer l’homme nouveau.

Autant la thèse même de l’auteur de Nazisme et révolution est intéressante sans forcément être convaincante, autant les diverses analyses qu’il propose, en particulier celles des textes écrites par Hitler, sont percutantes et stimulantes. L’intérêt de l’ouvrage réside également dans la mise en évidence de la dimension religieuse du nazisme. Un très bon livre.

 .

 .

.

* BOUTHILLON, Fabrice, Nazisme et révolution. Histoire théologique du national-socialisme. 1789-1989, Paris, Fayard/Commentaire, 2011.

[1] Le dernier chapitre, intitulé « Et le bunker était vide », est en fait la reprise du livre que Fabrice Bouthillon avait publié en 2007, Et le bunker était vide. Une lecture du testament politique d’Adolf Hitler.

[2] Cf. « L’opium des intellectuels » de Raymond Aron

.

Laisser un commentaire