La pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi (1/3)

Caricature publiée dans le journal raciste anti-tutsi « Kangura ». Elle reprend le thème éculé de la beauté toxique des femmes tutsi, allusion à la prétendue supériorité prêtée aux Tutsi et à leurs velléités hégémoniques. Reproduite dans Jean-Pierre Chrétien (dir.), « Rwanda. Les médias du génocide », Paris, Karthala, 1995, p. 274.

Nous commémorons cette année le vingt-cinquième anniversaire du génocide des Tutsi du Rwanda. L’occasion de mettre en lumière la dimension conspirationniste qui servit de justificatif à l’extermination d’un million de personnes. La première partie de l’article insiste sur la diabolisation du Tutsi, perçu comme incarnation d’une « élite » et d’une race de féodaux devenus des exploiteurs affairistes, et sur la paranoïa qui en découlait.

Il y a vingt-cinq ans, le 6 avril 1994, l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana était abattu par un missile. Cet événement enclencha l’une des plus effroyables mécaniques exterminatrices du XXe siècle, le génocide des Tutsi du Rwanda. Cette folie meurtrière à l’efficacité terrifiante — dix mille morts par jour en moyenne — s’est accomplie sur le terreau d’une idéologie d’essence raciste, bien sûr, mais caractérisée également par une forte dimension complotiste.

Les Tutsi, cette race de féodaux

Appuyons-nous sur la fameuse définition que Karl Popper proposait du conspirationnisme dans son célèbre ouvrage La société ouverte et ses ennemis :

Il existe — et c’est éclairant — une thèse opposée, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. [1]

Deux éléments sont ici à retenir : le premier est la représentation d’un groupe social fantasmé auquel les complotistes attribuent des intentions mauvaises — on identifie ici un biais cognitif connu sous le nom de biais d’intentionnalité — ; le second, tient dans l’idée qu’« on nous ment », que les choses telles qu’elles sont décrites ne sont pas celles qui se passent réellement, qu’il existe des événements, des décisions, des actions occultes visant à la réalisation d’un funeste projet élaboré par ce groupe de personnes identifié par les complotistes. Or, combiné à une idéologie raciste, ce présupposé a produit les ravages que l’on sait : sur les Juifs durant la seconde guerre mondiale ; sur les Tutsi du Rwanda en 1994. Dans les deux cas, le complotisme servit de justificatif au génocide. En ce sens, il recèle bien un potentiel génocidaire.

Dans le discours complotiste des extrémistes hutu, le Tutsi incarnait cette « race » de seigneurs féodaux et monarchistes, avides de reconquérir le pouvoir dont ils avaient été chassés en 1959, employant tous les moyens, y compris la violence, pour y parvenir. Dans cette optique, la méfiance à l’égard des Tutsi était la règle. On trouve là un biais cognitif très développé chez les conspirationnistes : la méfiance à l’égard de personnes extérieures à un groupe auquel on appartient. Comme le rappelait Science & Vie dans un dossier consacré aux théories du complot, notre tendance innée à voir des dangers partout se traduit, entre autres, par une hyperméfiance à l’égard de notre environnement social. Le magazine citait un chercheur en psychologie sociale : « Certaines études montrent que nous pouvons tous développer une forme de méfiance intense, irrationnelle et persistante à l’égard d’autrui, une “paranoïa normale” en quelque sorte. » [2]

Dans le cas des Tutsi du Rwanda, les exemples ne manquent pas de cette suspicion développée à leur encontre. Sur les ondes de la Radio Télévision Libre des Milles Collines (RTLM), en plein génocide, un animateur invitait ses auditeurs à se méfier de cette « famille » : « Connaissez-bien ceux-là qui vous regardent en riant, avec un petit rire plein de malice, ce qu’ils sont. Ils sont d’une férocité inégalable […] ce sont des hyènes parmi les hyènes, car ils dépassent la méchanceté du rhinocéros. » [3] La tromperie et la dissimulation étaient présentées comme une seconde nature chez les Tutsi. Ainsi, le journal du parti au pouvoir, Umurwanashyka, publiait en avril 1991 : « Il y a des réalités auxquelles on ne peut échapper sauf quand on veut jouer de la dissimulation comme par exemple changer d’ethnie. Dès qu’on te découvre, tu es confus et tes frères n’hésitent pas à te traiter de chien… » [4] Les médias extrémistes n’hésitaient pas à invoquer la « tromperie ethnique » pour dénoncer, nommément, des personnes suspectées d’avoir masqué leur véritable origine. Par exemple, le journal extrémiste Kangura :

Une autre personne à surveiller très rapidement est le docteur Rudakubana, responsable de la région médicale de Gisenyi. Il semble que l’origine de cet homme n’est pas connue avec certitude… Des personnes qui ont changé d’ethnie, celles qui ont été rapatriées sans suivre les lois en vigueur […] autant de sources d’inquiétude pour les habitants de la région… [5]

Une véritable paranoïa

Nul étonnement, dans ces conditions, à voir se développer une véritable paranoïa, savamment entretenue par la propagande, transformant les Tutsi en agents occultes d’une domination qui ne dirait pas son nom et en une « élite » arrogante et imbue de son sentiment de supériorité. L’idée qu’« ils étaient partout », qu’ils noyautaient les institutions du pays et qu’ils s’infiltraient à tous les échelons élevés de la société, était très répandue. Leur était reprochée leur prétendue mainmise sur l’administration, l’enseignement, les services publics et le commerce. Le journal Ikindi exprima très bien cette vision paranoïaque dans un article de février 1992 :

C’est vrai, le Tutsi n’a plus le pouvoir, mais il a trouvé une autre façon de l’exercer : à l’Éducation nationale, depuis le primaire jusqu’à l’université, aussi bien dans le public que dans le privé, c’est bien eux que l’on voit. C’est lui qui contrôle la médecine indépendante. Il est à la tête des commerçants les plus fortunés. […] Même dans les domaines de l’écriture et de l’art qui sont censés assurer la promotion de la culture nationale, c’est le Tutsi qui donne le ton. [6]

Trois mois plus tard, Kangura Magazine déplorait que, malgré la proclamation de la République en 1961, celle-ci restât « administrativement dominée par les Tutsi », expliquant que ces derniers « ont lutté continuellement et avec un courage sans cesse croissant pour que leurs congénères puissent étudier en masse et en des proportions si élevées par rapport à leur représentation populaire de 10 % ». Le magazine poursuivait :

Le commerce ! Là, on ne parle pas. C’est leur domaine. Qui ? Bien entendu les Tutsi. Leur secret réside dans le fait qu’ils ont à l’étranger leurs frères réfugiés qui leur facilitent l’importation sans se déplacer du pays. Ensuite ils bénéficient plus des crédits des banques œuvrant au Rwanda que les Hutu. [7]

Kangura, en novembre 1991, avançait les chiffres les plus fantaisistes :

Les Batutsi constituent 50 % des fonctionnaires de l’État, 70 % des entreprises privées, 90 % du personnel des ambassades et des organisations internationales, et ils occupent partout des postes importants. […] C’est à eux que les banques accordent de substantiels crédits, c’est à eux que l’on réserve les marchés les plus intéressants, c’est à eux qu’on accorde d’importantes exonérations fiscales, des licences d’importation et d’exportation, etc. … [8]

Nous avons là des clichés ressemblant aux poncifs antisémites en cours en Occident reliant le monde de l’argent, du commerce et de la finance, forcément diabolique, aux Juifs. Au Rwanda, le rôle de « ploutocratie affairiste et exploiteuse » [9] fut dévolu aux Tutsi. Kangura Magazine, en 1992, mettait en garde les Hutu contre ces derniers :

une minorité orgueilleuse et sanguinaire se meut entre vous pour vous diluer, vous diviser, vous dominer et vous massacrer […]. Les Tutsi […] possèdent un code franc-maçonnique qui leur permet de se reconnaître entre eux. [10]

La propagande insistait souvent sur le rôle néfaste de cette « clique » de Tutsi, terme suggérant l’existence d’une oligarchie monopolistique et affairiste. Les Tutsi formaient ainsi une « élite » malfaisante, agissant contre les intérêts de la majorité hutu, asservissant ces derniers à son seul profit. La rhétorique anti-élitiste, on le sait, forme l’une des caractéristiques du discours complotiste passé et présent. Il est d’usage en effet, dans la complosphère actuelle, de s’en prendre aux malversations d’une élite tantôt juive ou « sioniste », tantôt « mondialiste », quand elle n’est pas « bruxelloise » ou franc-maçonne.

Chez les ethno-nationalistes hutu, cette élite imaginaire se caractérisait également par un physique avantageux, particulièrement celui des femmes, grâce auquel ses membres perfides pouvaient arriver à leurs fins. Ainsi, dans son numéro de décembre 1990, Kangura publia un texte intitulé « Les dix commandements du Bahutu » dans lequel on pouvait lire, entre autres :

Tout Hutu doit savoir que toute femme tutsie (Umututsikazi) où qu’elle soit travaille à la solde de son ethnie. Par conséquent, est traître tout Hutu :
– qui épouse une femme tutsie (Mututsikazi)
– qui fait d’une femme tutsie sa concubine
– qui fait d’une femme tutsie sa secrétaire ou sa protégée. [11]

La beauté toxique des femmes tutsi était un classique de la propagande. Celle-ci les surnommait ibizungerezi, « celles qui donnent le tournis ». L’attrait physique des Tutsi, plus généralement, était, avec l’argent, l’une de ces tares dont les extrémistes les affublaient. Pas un jour sans que ne soient évoqués les « longs nez » ou les « traits fins » des Tutsi. Ainsi, pendant le génocide, un animateur de la RTLM appelait au meurtre ses auditeurs en se fiant au physique de leurs victimes : « Regardez donc une personne et voyez sa taille et son apparence physique, regardez seulement son joli petit nez et ensuite cassez-le ! » [12]

Les thèmes insistant sur la beauté des Tutsi, sur leur réussite économique et sociale, sur leur aisance matérielle permettaient, en négatif, de faire naître ou de renforcer un puissant complexe d’infériorité chez nombre de Hutu dans un contexte difficile. En effet, le Rwanda était frappé par une grave crise économique et sociale depuis la fin des années 1980 et l’État ne parvenait guère à y répondre, gangrené qu’il était par une corruption endémique. Brandir devant eux, comme le faisait la propagande, la figure du Tutsi affairiste et exploiteur revenait à leur proposer un bouc-émissaire responsable de leur douloureuse situation et des épreuves qu’ils enduraient.

Dans cette configuration une théorie conspirationniste trouve une voie royale par où se déployer et se renforcer. En effet, elle offre la commodité à ceux qui y adhèrent, à la fois de comprendre dans leur globalité les événements qui l’ont amené à leur condition actuelle, et de se décharger totalement de leur propre responsabilité dans les échecs qu’ils ont pu éventuellement subir en reportant la faute sur autrui : ce peut être les Juifs, les francs-maçons, la finance, la mondialisation, Bruxelles ou encore Israël, bref, ce « système » honni qui, pourtant, s’il n’existait pas, les laisserait désespérément seuls face aux conséquences de leurs actions.

Ce lien entre sentiment d’échec personnel et adhésion aux idées complotistes fut évoqué, entre autres, par Joseph E. Uscinski et Joseph M. Parent dans leur livre American Conspiracy Theories et, quelques années auparavant, par l’essayiste allemand Hans Magnus Ezensberger dans Le perdant radical. Dans un article pour la revue Pour la science (Les théories du complot réconfortent les perdants), le sociologue Gérald Bronner expliquait, pour sa part, que dans une situation anxiogène, où nous avons  le sentiment de ne pas avoir prise sur les événements en cours, notre propension à vouloir retrouver le contrôle et, par là même, se rassurer, nous poussait plus facilement à adhérer à des « produits cognitifs qui nous narrent le monde sur un mode paranoïaque » : c’est la caractéristique même des théories conspirationnistes, qui « évacu[ent] le caractère arbitraire des événements en les rapportant à des intentions » ajoutait Gérald Bronner.

C’est à la même analyse que se livrait le psychologue Adam Galinsky : « Les théories du complot permettent de retrouver le contrôle et de rendre le monde plus lisible » [13] disait-il. Les ethno-nationalistes rwandais « rassurèrent » ainsi les Hutu en leur servant le cliché d’un Tutsi machiavélique, fourbe, supérieur et riche, infiltré dans tous les rouages de la société, qui s’appliquait à les maintenir dans leur condition de « nègres » tout juste bons à le servir.

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Notes
[1] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. Tome 2 : Hegel et Marx, Paris, Le Seuil, 1979, p. 67.

[2] Science & Vie, août 2016.

[3] Cité par Nicolas Agostini, La pensée politique des génocidaires hutus, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 28.

[4] Cité par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, p. 179.

[5] Cité par Nicolas Agostini, op. cit., p. 80.

[6]   Ibid., p. 61.

[7] Ibid., p. 61.

[8] Cité par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, op. cit., p. 178.

[9] Nicolas Agostini, op. cit., p. 61.

[10] Cité par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, op. cit., p. 179.

[11] Cité par Nicolas Agostini, op. cit., p. 121.

[12]   Ibid., p. 30.

[13] Science & Vie, août 2016.

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